This is my story

« Citation qui tue »

 Le jour de ma naissance, la neige tombait à flot dans les rues de Montréal, tellement fort qu’on aurait dit que des centaines de petits flocons de coton glissaient du ciel pour venir recouvrir chaque centimètre du monde vivant. Dehors, les gens semblent vivre au ralenti, comme si le monde lui-même s’était arrêté pour annoncer ma venue. C’est là bas que j’ai poussé mon premier cri, c’est là bas que j’ai pris ma toute première inspiration, dans un hôpital tout ce qu’il y a de plus normal. Ma vie… Ma vie a commencé dans le rose et l’amour, sans qu’il n’y ait la moindre ombre au tableau. C’est dans cette ville que j’ai passé les premières années de ma vie. Chaque année, je subissais l’été et ses chaleurs, et j’attendais avec une impatience non dissimulée le moment où reviendrait la neige, cette neige magique, ces flocons givrés qui glissaient depuis le ciel jusqu’à venir se poser dans mes mains avant de fondre… Je les adorais. Vraiment. Dans le jardin de la maison de mes parents, j’ai toujours fait de nombreux bonhommes de neige, auxquels je donnais des noms, encore et encore, et qui étaient mes seuls amis, les seules créatures au monde à qui je confiais tous mes secrets. Installée au milieu de mes amis, entourée de froid violent, je laissais mon regard se poser sur le ciel et je m’imaginais vivre des aventures fabuleuses… Mais, le monde de la petite fille que je suis a fini par s’effondrer.

J’avais six ans et demi lorsque ma mère a décidé de déménager pour son travail. Elle était, à cette époque, cadre dans une grande société, et pour pouvoir évoluer et voir d’autres choses, elle a choisi d’accepter un poste aux USA. Un sourire sur les lèvres, elle me l’a annoncé, et elle a tout fait pour que je me sente bien. Mais… Partir ? Partir ? Laisser là mes amis de neige ? Est-ce qu’il y avait de la neige, au moins, dans ce pays étrange dont on me parlait ? Un monde sans neige, pour moi, c’était impossible. Inconcevable. Totalement impossible à imaginer. Alors, une fois qu’on a fini par me convaincre qu’il y aurait de la neige là-bas, j’ai fait mes bagages, un peu à contre cœur. Mes nouveaux amis de là-bas ne seraient pas… Il est impossible qu’ils soient identiques à ceux de ce jardin-là. Quelque part, on venait de m’enlever un petit bout de mon innocence.

Un an et demi plus tard, ma vie a une nouvelle fois été bouleversée avec la naissance de ma sœur, Anna. La vision de ce petit bout d’humain allongé dans ce couffin, je dois avouer que je ne savais pas réellement quoi en penser. Mon regard plongé dans le sien, je ne savais pas trop pourquoi j’étais là. Les termes de ‘grande sœur’, ‘petite sœur’, responsabilités, et autres du même genre me semblaient tellement… étranges. Je ne comprenais pas d’où ils venaient. J’ai mis quelques semaines à comprendre et à réaliser que j’avais une petite sœur, que ce tout petit bout d’humain était en réalité ma sœur. A moi. Au fond, tout venait de changer, tout et rien à la fois. Désormais, je n’étais plus la seule petite princesse à la maison, je devais partager. J’avais ma chambre, et ma sœur avait la sienne. J’avais tout ce que je voulais, et elle aussi. L’argent de nos parents arrangeait tout, toujours.

Nous avions notre maison, et j’attendais encore et encore la venue de l’hiver pour retrouver mes amis, mes bonhommes de neige. Anna… venait me déranger. Elle ne comprenait pas que je puisse préférer la compagnie de ces créatures de neige avec des yeux en cailloux et leur nez en carotte à celle des humains en chair et en os. C’est pour ça qu’un jour d’hiver, alors que j’avais treize ans et Anna cinq, j’étais allongée dans le jardin, le regard plongé dans les nuages cotonneux, un accident est arrivé. Elle était en train de m’observer depuis la balançoire, posant encore et encore des questions comme n’importe quel gamine de cet âge, j’ai fini par me lever, en colère. Rares sont mes colères, mais elles sont toujours violentes. Mon regard bleu s’est posé sur l’enfant, et j’ai attrapé la corde de la balançoire pour l’arrêter. Sauf que, quand on arrête une balançoire avec un seul bras, en tenant une seule corde, l’objet prend une trajectoire tout ce qu’il y a de plus aléatoire. Et, Anna s’est violemment tapé la tête contre l’un des supports de la balançoire. Ma colère est retombée immédiatement, et je me suis précipitée pour aller chercher mon père.

L’hôpital. L’attente. Mon regard recherchait celui de mon père pour me rassurer. Le va et viens des médecins. Ma mère qui arrivait en courant. Les cris. Les explications. La honte. Mon regard se posait sur le sol et je ne le relevais pas. Je ne pouvais pas accepter de voir tout ça, parce que j’avais l’impression d’avoir tout simplement tout raté. Je m’en voulais bien plus que ce que je pouvais en vouloir à Anna de m’avoir embêtée, tout simplement parce que je ne sais pas me contrôler lorsqu’on s’en prend à mes amis de neige. Et puis, les cris ont cessé. Mes parents m’ont laissée là pour aller voir ma sœur. Tout semblait s’arranger. Ce jour-là a été le dernier où j’ai fait des bonhommes de neige. Je suis restée assise dans le jardin, sous la tonnelle, à les regarder jusqu’à la fin de l’hiver, pendant qu’Anna était encore à l’hôpital. Je les ai regardés fondre, jusqu’à réaliser que je n’étais plus toute seule. Le garçon assit à côté de moi avait… Quelques années de plus, par là. Mon regard candide s’est posé sur lui et il m’a tendu un sandwich. C’était notre première rencontre. Par la suite, quand Anna est revenue et a terminé sa convalescence à la maison, j’ai passé tout mon temps libre avec elle, pour tenter de me faire pardonner. Et puis, lorsqu’elle a commencé à grandir, j’ai fini par jouer les anges gardiens. Je restais jamais très loin, toujours à la protéger. Toujours à surveiller. Toujours à être là, un sourire sur le visage, à ignorer ceux qui me courraient après, ceux qui voulaient faire de moi leur amie. Je n’avais jamais eu besoin d’amis, et je n’avais pas l’intention d’en avoir. Chaque jour, des heures durant, mon ordinateur sur les genoux, je racontais tout à Jack, car il était parti loin. Très loin. Trop loin ? Je ne sais pas…

Notre amitié à tous les deux a grandi avec les années, et aujourd’hui, il est plus ou moins mon seul ami. Je sais me montrer cordiale avec les gens. Je sais leur faire croire qu’ils m’intéressent, mais jamais, jamais je ne laisse quiconque pénétrer dans mon cœur. Ma vie tourne autour de ma sœur et de Jack. Ma sœur et mon seul ami. C’est triste, n’est-ce pas ? C’est triste, mais c’est comme ça. C’est ma vie. Après l’obtention de mon diplôme du secondaire, j’ai commencé des études de finances, dans le but de reprendre la société de ma mère. Au fil des années, elle a réussi à les grimper, ces échelons, et elle est désormais PDG de l’entreprise, dont elle a racheté les parts de l’ancien président, parti à la retraite. Souvent elle nous disait qu’elle le faisait pour nous, tout ça. Alors, je me suis sentie obligée de suivre sa voie, d’entrer dans les marques qu’elle nous a créés. Mais, vous savez, ce n’est pas du tout ce que j’aime. L’un des rares moments où je me sens encore vivante dans cette coquille qui fait mon corps, c’est lorsque je suis derrière mon appareil photo. Je prends tout ce qui bouge et même ce qui ne bouge pas. Les murs de ma chambre sont couverts de ces photographies que j’ai prises, du sol au plafond.

Parfois, je me dis que j’aimerai bien prendre mon destin en mains… Mais, je ne suis pas tout à fait certaine d’y arriver. Je ne suis pas tout à fait certaine de pouvoir me dresser face à ce qu’on attend de moi. Parce que… Parce que je ne le mérite pas. Pas après ce que j’ai fait à Anna.